The Masters  
The Powell & Pressburger Pages

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Obscurs sujets du désir: les femmes chez Powell, 1945-1950

Natacha Thiéry 1


     La filmographie de Michael Powell atteste la place majeure des personnages féminins, depuis les quota quickies (The Love Test, 1934) jusqu'á Age of Consent (1969). Mais cela est particulièrement remarquable dans les six films de la période 1945-1950 réalisés en collaboration avec Emeric Pressburger. Ni icône ni faire-valoir pour le personnage masculin, ni femme fatale ni compagne effacée, la femme est soit sa partenaire au sens fort (Une Question de vie ou de mort, 1946; The Small Back Room, 1949) soit le personnage principal (Je sais où je vais !, 1945; Le Narcisse noir, 1947; Les Chaussons rouges, 1948; La Renarde, 1950). La narration filmique traduit souvent le point de vue féminin et entretient l'identification spectatorielle. Ce trait caractéristique des films des Archers est assez singulier pour être souligné: il contraste avec la majorité du cinéma classique hollywoodien mais aussi du cinéma britannique d'après-guerre. Ici, les personnages féminins sont définis comme (douloureux) sujets de désir: de Je sais où je vais ! á La Renarde, la femme, sauvageonne ou citadine, religieuse ou danseuse, subit des épreuves qui, á chaque fois, sont relatives á son statut, non seulement par rapport á l'homme mais aussi par rapport á la société á laquelle elle se heurte, faute d'y être pleinement intégrée. Or le personnage féminin ne peut être considéré indépendamment de la question du désir: celui que la femme fait naître mais aussi et plus singulièrement celui qu'elle éprouve. Mais assumé ou non, le désir, toujours associé au danger, est á l'origine des conflits du personnage et donc de la fiction.

     Si la femme se trouve au centre des films des Archers, elle n'est pas pour autant le sujet d'une vision féministe des rapports entre les sexes. Les films mettent plutôt au jour la difficulté des personnages féminins á trouver leur place et á échapper á l'aliénation induite par une société qu'une femme autonome (dans son désir) effraie. Le malaise attaché au féminin n'est pas davantage issu d'un rejet - nous le verrons, la mort n'est jamais un châtiment - mais bien d'un constat d'échec énoncé dans sa crudité et sa splendeur sidérante. La place de la femme, incertaine, fragile ou aléatoire, est le ressort principal de la fiction et de la mise en scène.

 

États de femme: le tabou du désir
     Malgré leur diversité, les six films de la période 1945-1950 dessinent tous des portraits de femmes qui, en dépit de leur évidente séduction, sont moins des objets du désir que des sujets du désir. Les films sont la mise en scène de ce trait distinctif. L'une déploie pour y résister une énergie proportionnelle á son attirance (Joan dans Je sais où je vais !), une autre brave la mort pour prolonger son état amoureux (June dans Une Question de vie ou de mort); une religieuse résilie son engagement pour devenir enfin une femme, pendant qu'une pauvre adolescente indienne rêve d'un prince (Ruth et Kanchi dans Le Narcisse noir); une danseuse renonce á son art pour suivre et épouser un compositeur déchu (Vicky dans Les Chaussons rouges); une femme courtisée choisit son compagnon impuissant (Susan dans The Small Back Room); une ingénue projette dans la nature les signes espérés pour répondre á son inquiétude amoureuse (Hazel dans La Renarde). Réciproquement, les personnages masculins attendent d'être choisis, espèrent devenir la cible de ce désir.

     Le Narcisse noir est sans doute le film dans lequel le désir féminin trouve son actualisation la plus ample. Tout y évoque, par contraste avec le statut des religieuses et les exigences de la vie conventuelle, la sensualité, depuis l'environnement du palais (végétation profuse et colorée ou relief vertigineux) jusqu'au vent qui pénètre le palais, en passant par les fresques peintes sur les murs représentant des courtisanes á demi-nues aux postures lascives. Or ce film a ceci de remarquable que l'homme s'y trouve érotisé, á travers deux personnages masculins, Dilip (Sabu) d'une part, et Dean (David Farrar) d'autre part. Le jeune général indien se caractérise par des attributs auxquels les religieuses, en abdiquant leur féminité, ont renoncé. Il porte des costumes colorés taillés dans des tissus précieux, des bijoux et un parfum, "Black narcissus", dont les effluves indisposent Ruth mais ravissent Kanchi, tendue yeux clos vers cette fragrance invisible. Quant á Dean, son apparence physique montre la volonté de Powell de l'érotiser - avec humour et selon une gradation visible. A mesure que le film se déroule, les plans de Dean se rapprochent de son corps pour cadrer son torse et son visage. Ses chemises s'ouvrent á mesure que la narration progresse, jusqu'á ce qu'il se retrouve torse nu. Dans une scène, Dean fait irruption dans la pièce où les s'urs sont réunies, seulement vêtu de son chapeau, d'un short et de sandales; un plan rapproché en contre-plongée souligne sa prestance virile. La scène, insolite, montre cet homme presque nu á la peau hâlée au milieu de nonnes entièrement couvertes de leur uniforme blanc dont l'une, s'ur Ruth, inquiète et fascinée á la fois, s'approche pour mieux le regarder et presque le toucher et le respirer.

     Cependant, l'exercice du désir, en tant qu'il amène le personnage féminin á changer de situation, est une source de conflit sinon un véritable tabou. L'ouvrage de Nathalie Heinich intitulé Etats de femme. L'identité féminine dans la fiction occidentale 2 permet d'appréhender ce paradoxe. Sa démarche est pertinente pour analyser les films de Powell et Pressburger, car dans ceux-ci comme dans les œuvres retenues par Heinich "l'essentiel de l'intrigue repose sur un changement d'état de l'héroïne ou d'une protagoniste ou, du moins, sur une épreuve liée á son état" 3 - La définition des divers statuts féminins y est relative, pour l'auteur, au rapport avec la sexualité, légitime ou non. Ainsi, elle propose par exemple une distinction entre la fille "á prendre", encore vierge, et la femme, entrée dans un monde masculin et sexué auquel elle a consenti á sacrifier son être de fille, donc sa virginité. Or précisément, vierge, femme malgré elle ou encore religieuse, l'héroïne des films résiste á une impasse, que la question de la conjugalité emblématise 4 - Dans La Renarde par exemple, la sensualité du personnage installe dès le début une ambiguïté dans l'identification de l'héroïne comme fille ou comme femme. Encore fille, d'une innocence que sa proximité avec la nature souligne, Hazel présente en effet un décalage dont sa sensualité est l'indice trompeur: quoique cette qualité incite les hommes á la regarder comme une femme (Reddin, dont le regard omniprésent et voyeur préfigure l'acte sexuel, ou son cousin Albert), elle se trouve encore dans un espace incertain de flottement entre deux états inconciliables. La difficulté pour le personnage incarné par Jennifer Jones á passer de l'état de fille á l'état de femme trouve son expression la plus marquante dans la question du mariage. La fille á prendre est mal prise, car l'amour physique reste dissocié de l'amour conjugal. Hazel peine á échapper aux pesanteurs communautaires et religieuses et á l'aliénation qu'induisent les rapports entre les sexes 5 - Elle fait l'expérience d'un basculement inattendu dans le monde sexué, qui cristallise ici son échec et prépare sa mort finale.

     D'abord, le mariage d'Hazel résulte d'une étrange promesse prononcée devant son père Abel. Promesse, il est donc un piège auquel Hazel s'est condamnée car, plus tard, elle avoue au pasteur qu'elle ne souhaite nullement se marier. Ensuite, le mariage s'actualise de deux manières antagonistes: alors qu'Hazel épouse Edward Marston, le pasteur, elle passe sa nuit de noces seule; plus tard, elle rejoint Jack Reddin et est possédée physiquement par lui, devenant ainsi, aux yeux de la communauté, une femme adultère. Ainsi, le mariage est d'abord prononcé mais non consommé, puis consommé mais non prononcé. Cette construction en chiasme est suggérée par une mise en scène elliptique. Le soir de leur mariage, Edward embrasse Hazel sur le seuil de sa chambre, puis s'éloigne pour rejoindre la sienne: la nuit de noces n'a été validée que par un baiser chaste. Ainsi, Hazel ne connaît pas le sacrifice (de son état de fille) que suppose le mariage; plus précisément, elle n'y est pas incitée par son mari, trop respectueux de son innocence. Quoique leur engagement mutuel ait été béni á l'église, Hazel n'est pas véritablement la femme d'Edward. Plus tard, une séquence intervient comme un subtil contrepoint á leur mariage officiel. Après qu'elle a cru (ou plutôt voulu) lire des signes d'encouragement dans la nature, Hazel va au rendez-vous fixé par Reddin. Or un détail essentiel attire l'attention: sa robe blanche est celle-lá même qu'elle portait pour son mariage. En tenue de noce donc, Hazel tient serré dans sa main un bouquet de fleurs des champs rouges. La mise en scène suggère ainsi qu'elle se marie pour la seconde fois, mais sans la bénédiction d'un prêtre. L'acte, qui ne peut se répéter sans avoir été préalablement rompu, est donc presque immédiatement dédoublé. A mesure que l'homme s'approche, d'abord hors champ, son ombre le précède et recouvre progressivement le corps d'Hazel, des pieds á la tête. La robe virginale est inexorablement obscurcie. Puis l'étreinte est signifiée de manière indirecte par des gros plans sur les pieds des personnages: ceux, nus, d'Hazel qui se dresse sur leur pointe et lâche son bouquet, et ceux, bottés, de Reddin qui l'arrache du sol et écrase les fleurs. Mariée á Edward, Hazel vit sa nuit de noces, donc sa défloration, avec Reddin. Elle n'est plus fille certes, mais est devenue une femme adultère.

     Ailleurs, le statut des personnages féminins est encore problématique: celui des religieuses les a forcées de renoncer á leur féminité première. Religieuse, on n'est plus femme. Or le film met en scène la souffrance née de ce déchirement identitaire - toutes proportions gardées, Vicky dans Les Chaussons rouges est confrontée au même interdit, d'autant que la danse a été définie par Lermontov comme "une religion". C'est parce qu'il est tabou que le désir auquel elles tentent vainement de résister constitue une telle épreuve. La foi, qui n'est pas le sujet du film, n'importe finalement que dans la mesure où elle suppose, et exige, le refus consenti de la féminité. Ce qui intéresse les Archers dans la religieuse c'est, en elle, la femme qui résiste ou le corps en révolte. Or, á travers le double portrait de Clodagh et de Ruth, Le Narcisse noir expose la cruauté d'un état dans lequel la religieuse se voit mise en présence d'un environnement qui ne cesse de lui rappeler qu'elle est ou qu'elle fut femme quand elle est contrainte á en renouveler l'oubli.

     La confrontation entre Clodagh et Ruth et leur position en vis-á-vis lors de la séquence nocturne où la seconde, sous le regard fasciné de la première, met du rouge sur ses lèvres, suggère une symétrie inversée entre les deux personnages. Ruth exprime ce que Clodagh réprime, á savoir l'assomption de sa féminité et de son désir. Elle est celle par qui l'affolement des sens, donc la dissidence, se répand dans la communauté. De plus, si sa violence croissante effraie tant les autres religieuses et en premier lieu Clodagh la prieure, c'est qu'elle est proportionnelle á la violence du désir. L'une et l'autre se confondent. Encore religieuse, Ruth se comporte déjá comme une femme. Une séquence signale brutalement la paradoxale conversion de Ruth en femme, bien avant qu'elle ne quitte le voile. Alors que Dean se trouve dans le bureau de Clodagh, elle surgit sans préavis et, dans un état d'excitation extrême, restitue l'expérience dont elle a été á la fois le témoin et l'actrice. Elle a vu l'hémorragie d'un indigène et, dans l'urgence, a réussi á l'endiguer. Mais cette répression du sang répandu a marqué simultanément la libération de ses propres émotions. Sous l'effet d'un danger fascinant, terrifiant et pourtant enivrant - le sang ., tout laisse á penser que la résistance a définitivement cédé. L'expression de Ruth traduit en effet un affolement exalté. Dès lors, elle est plus femme que religieuse. Son uniforme blanc éclaboussé de sang marque la sexuation du personnage; dans la même image le sang menstruel et la perte symbolique de la virginité sont exposés á la vue, comme ils le seront plus tard avec la robe rouge par laquelle elle remplacera l'uniforme et affichera sa singularité. Le choc visuel, perceptible dans le regard de Clodagh (dont une superbe surimpression souligne la stupeur), se mesure á l'aune de la transgression qu'il annonce.

 

Désir et danger, émois somatiques et projection psychique
     Conjugué au féminin, le désir dans La Renarde, Le Narcisse noir, Je sais où je vais ! et, dans une moindre mesure, Les Chaussons rouges, devient tabou; mais parce qu'elle lève le tabou, l'assomption du désir expose á l'anéantissement et á la mort. Aussi le désir se signale-t-il par le sentiment de danger qu'il érige. Si l'affable Torquil représente pour Joan une menace qu'elle s'applique systématiquement á esquiver (Je sais où je vais !), c'est parce que, promise á un autre, son attirance amoureuse risque d'annuler son engagement. Mais la fuite aboutit au paradoxe d'une traversée en mer où le danger devient cette fois bien réel et expose les protagonistes á la mort. L'épisode du tourbillon de Corrywreckan dit l'équivalence entre la puissance du gouffre liquide et celle des sentiments. Dans Le Narcisse noir également, l'homme, par sa seule présence, menace l'intégrité de l'ordre religieux fondé sur "l'oubli" par les religieuses de leur féminité originelle. Mais c'est dans La Renarde que le lien étroit entre désir et danger prend la forme la plus systématique. De la même manière que le film met littéralement en scène l'identification d'Hazel á Foxy, son renard, Reddin incarne le "chasseur noir" dont le grimoire hérité de sa mère par la jeune femme entretient la terreur. Le film, en effet, s'apparente á une traque dont Hazel serait la proie. Lors de la dernière séquence du film, un montage alterné des chasseurs á cheval et de leurs mâtins d'une part, et d'autre part d'Hazel, vulnérable, tenant son renard dans ses bras, suggère une lutte inégale et aggrave le sentiment d'urgence de la fuite. Hazel, par sa chute, prive ses poursuivants de la mise á mort. Elle disparaît littéralement du champ de vision. Seuls le bruit des cailloux entraînés avec elle et le cri du pasteur éploré signalent sa chute, ainsi que les plans en contre- plongée des chiens au bord du gouffre béant. La mort ici est la sanction - au sens neutre - d'une impossibilité á trouver sa place pour le personnage féminin, une fois déchu de son univers originel (la nature), absorbé dans une communauté religieuse répressive (le mariage) et violenté par une sexualité illégitime (l'adultère). Elle apparaît comme une tragique échappatoire.

     D'autre part, le corps n'est qu'exceptionnellement un objet érotique en soi; c'est davantage le corps en tant qu'il est traversé par l'émotion érotique, et plus largement par le désir, que l'image powellienne donne á voir. Ainsi, les films mettent au jour un rapport problématique au corps féminin. Objet d'emprise (Les Chaussons rouges), de concupiscence (La Renarde), empêché (Le Narcisse noir) ou forcé (La Renarde), le corps de la femme ne lui appartient pas, de même qu'elle n'a pas droit á un désir propre, forcément illégitime. Sous l'emprise du désir, le corps est en mouvement; il traverse l'espace, le champ filmé, ne reste jamais, dans tous les cas, statique. Mais le mouvement du corps, dans le contexte d'un désir réprimé - par le monde extérieur ou par le sujet lui-même ., ne vise pas á rejoindre l'objet du désir. A l'inverse, il l'incite á dévier sa course, á le fuir. Ainsi des dérobades et des échappées de Joan (Je sais où je vais !) ou de la course d'Hazel (La Renarde). Seule Ruth se meut dans le but unique, monomaniaque, de retrouver l'objet du désir pour une union illusoire (Le Narcisse noir); á la place de celle-ci, elle éprouve l'expérience de la dissolution, dans l'évanouissement hors champ et la disparition soudaine de l'image, fondue au rouge.

     En définitive, le corps de la femme powellienne, parce qu'il est traversé d'un désir impossible, éprouve les affres de l'inutilité ou, s'il choisit la rébellion, de l'illégitimité. Que l'héroïne soit regardée avec compassion ou sadisme (voire les deux á la fois) c'est l'étrangeté de la femme - et de ce désir propre auquel elle n'a pas droit - qui est en jeu et au c'ur des films. Powell et Pressburger intègrent le mystère du désir féminin á leur mise en scène. Cette dimension est contenue dans le sentiment du fantastique qui imprègne La Renarde, Le Narcisse noir ou même Je sais où je vais ! et Les Chaussons rouges. Car, sans le circonscrire, la qualité fantastique de l'image chez Powell et Pressburger fait état de ce mystère que Jacques Tourneur explorait aussi, par exemple dans La Féline (1942) ou Vaudou (1943). Le commentaire de Scorsese sur les films de Tourneur éclaire le cinéma des Archers: "[Ses films] subvertissaient un principe de base de la fiction classique, l'idée que les gens sont maîtres d'eux-mêmes. Les personnages de Tourneur étaient mus par des forces qu'ils ne comprenaient pas. Leur malédiction n'était pas le destin, au sens grec du terme: ce n'était pas une force extérieure; elle vivait á l'intérieur de leur psyché" 6.

     Powell et Pressburger interrogent le désir féminin et font le constat quasiment systématique de l'échec de celui-ci, un échec auquel la mort offre un point d'orgue déchirant.

 

"A la fin, elle meurt.": la violence d'un possible impensable
     Les films réalisés par Powell et Pressburger entre 1945 et 1950 sont marqués de l'empreinte de la mort. Dans trois d'entre eux, elle représente une menace á laquelle on n'échappe qu'in extremis: Je sais où je vais ! (Joan et Torquil), Une Question de vie ou de mort (Peter), The Small Back Room (Sammy). Plus notablement, les trois autres films s'achèvent avec la mort du personnage féminin principal: Le Narcisse noir (Ruth), Les Chaussons rouges (Vicky) et La Renarde (Hazel). Or, dans ces trois 'uvres, la mort a été anticipée; plus encore, annoncée dès le début, elle a ensuite été confirmée par un réseau d'indices convergents. Mais un paradoxe est mis en place: alors que la mort est formulée, donc énoncée comme possible, elle reste cependant pour le spectateur de l'ordre de l'impensable. Elle est donc impensée et son effectuation finale produit un effet brutal, choquant. Bien que le spectateur ait été mis en garde dès le début du film, il n'en occulte pas moins ce qu'il sait pourtant déjá. Aussi, aboutissement de la diégèse, la mort opère par la disparition, sur le mode de l'éclipse.

     D'autre part, les trois films sont émaillés d'indices multiples annonciateurs de mort. Un détail de l'image, un geste ou une parole, valent comme autant de signes sinistres. Rappelons que Lermontov, dans son récit du conte d'Andersen, "Les chaussons rouges", avait eu cette phrase étrange: "le temps passe, l'amour passe, la vie passe", et qu'il avait répondu á la question de Julian par cette conclusion détachée: "A la fin, elle meurt.". Or le conte, dont le personnage meurt á la fin, déborde justement le cadre de la scène et se déverse dans le cours de la diégèse, la vie de Victoria Page, interprète du ballet. Dans Le Narcisse noir la mort est en quelque sorte incarnée dans le personnage même qui en sera frappé á la fin, s'ur Ruth. La religieuse, élément dissident de la communauté, est, par sa rivalité amoureuse exacerbée et ses pulsions exposées au jour, porteuse de mort. Elle annonce le désordre, le surgissement de la violence, le débordement au sein de l'ordre d'un principe destructeur. Or sa mort finale, si elle souligne tragiquement l'échec des religieuses á Mopu, est aussi l'élément nécessaire á un retour á l'ordre. Mais La Renarde (dont le titre original disait déjá le retour á la terre) est celui des trois films dans lequel la suspension et pour ainsi dire l'imprégnation de la mort dans l'environnement du personnage sont les plus systématiques. La récurrence des tombes et la profession du père d'Hazel, harpiste, apiculteur mais aussi fabricant de cercueils et de couronnes mortuaires, indiquent encore une proximité de la mort. De plus, les éclairages crépusculaires, les ciels rouges et orangés striés de nuages, les sombres arbres tordus et le vent qui sculpte des formes effrayantes dans les concrétions minérales forment un tableau romantique d'un paysage où la splendeur est proportionnelle au malheur qui sourd.

     Du point de vue de la mise en scène, la mort est toujours une chute en dehors du champ, une disparition, une absence soudaine du cadre. Le personnage qui était l'objet privilégié du regard disparaît subitement. Powell filme la mort non seulement par ellipse mais par l'éclipse du corps. Vicky saute du parapet sous un train en marche (Les Chaussons rouges), Ruth qui essayait d'y précipiter Clodagh perd l'équilibre et tombe dans le vide au pied de Mopu (Le Narcisse noir), Hazel, son renard dans les bras, est engloutie dans le gouffre profond d'un puits de mine (La Renarde). Toutes se heurtent á une impossibilité, celle de trouver le lieu où être.

     La mort du personnage féminin, obscur sujet du désir, coïncide avec la privation, pour le spectateur, de l'objet privilégié de son regard. Il est renvoyé á ses émotions contradictoires. Sujet d'une identification paradoxale au personnage féminin sur lequel il a concentré son regard voyeur tout en souffrant avec elle, le spectateur ressent cette mort finale, bien qu'annoncée, comme un événement déchirant. Cette disparition brutale, irrémédiable, de l'écran, impose une absence que la présence du personnage á chaque séquence n'avait pas préparée et rend plus cruelle.

     Dans la période 1945-1950, la féminité éminemment problématique des personnages se cristallise dans une difficulté á changer d'état qui, radicalisée par la mort dans trois des films, donne sa spécificité au mélodrame powellien qui substitue au "destin" la projection d'une psyché douloureuse où le désir est synonyme de danger. Sujet désirant, la femme lutte pourtant en vain pour exercer un désir impossible, moteur de la fiction dont la mort seule, qui est aussi cessation des images, résout l'impasse. Sans lieu où être, la femme disparaît avec les dernières images.


1 Natacha Thiéry est maître de conférence en Esthétique du cinéma à l'université de Metz. Elle est l'auteur de Photogénie du désir. Michael Powell et Emeric Pressburger, 1945-1950, Presses universitaires de Rennes, 2009.

2 Nathalie Heinich, États de femme. L'identité féminine dans la fiction occidentale, Gallimard, coll. "Essais", 1996.

3 Heinich, op. cit., p. 17.

4 La filmographie de Powell associe rarement mariage et bonheur: la conjugalité ne va pas de soi et le mariage échoue à sanctionner le sentiment amoureux.

5 Rappelons que l'action de ce film débute en 1897.

6 Martin Scorsese et Michael Henry Wilson, Voyage de Martin Scorsese à travers le cinéma américain, Cahiers du cinéma, p. 100.

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